Veolia, Suez et Saur perçoivent-ils indûment des fonds publics ?
par Marc Laimé, 20 avril 2010
Deux jeunes juristes ont publié ce lundi 19 avril 2010 dans la prestigieuse « Semaine juridique – Administrations et collectivités territoriales – (JCPA) » éd. Lexis-Nexis, une étude (*) qui est une véritable bombe à retardement. Veolia, Suez et Saur perçoivent pour le compte de milliers de collectivités locales françaises des taxes que les évolutions récentes de la réglementation ne leur permettent plus de percevoir. Quant on sait qu’une fois perçues, ces taxes, des centaines de millions d’euros chaque année, sont placées par ces entreprises avant d’être rétrocédées aux collectivités, et constituent une part majeure de leurs bénéfices, aussi occultes qu’indus, on mesure l’impact de cette publication, et sur leur chiffre d’affaires, et sur leur « notation » par les agences éponymes…
Placé au cœur d’un renouvellement législatif et réglementaire abondant et disparate depuis 2005, le petit monde limpide de l’eau et de l’assainissement, marqué par la prégnance de l’intercommunalité, mais aussi par une structuration tarifaire spécifique, se singularise, entre autres, par des situations dans lesquelles les délégataires assument, en lieu et place de la personne publique, et en sus des prestations ou missions de service public qui leur sont dévolues, une prestation complémentaire de recouvrement de fonds, auprès des usagers, pour le compte des collectivités.
Trois situations apparaissent, pour nos deux juristes, passablement préoccupantes :
– la perception des recettes de surtaxes pour le compte de la collectivité ;
– la perception par un délégataire, fermier de l’eau, sur la base d’une convention de facturation, de la redevance assainissement pour le compte d’une collectivité en régie ;
– la perception par le fermier de l’assainissement, pour le compte de la collectivité, de la participation pour le raccordement à l’égout (PRE), qui n’est pas un élément du prix du service, ou bien encore, la pénalité pour non-raccordement, qui est une taxe.
Et nos juristes de s’interroger : est-il possible, sauf habilitation législative expresse ( 1 ), de confier par contrat à une personne privée l’exécution d’une recette (ou d’une dépense), publique ?
“Loi des séries” sans doute, le juge administratif vient dans le courant des six derniers mois de se ressaisir de la question de l’indisponibilité des compétences de recouvrement/paiement ( 2 ) dont sont investies les autorités publiques, rappelant ainsi leur utilisation conditionnée par une habilitation législative, autrement dit une loi, et la nécessaire soumission d’une telle démarche à une mise en concurrence préalable.
Dit autrement, dans ce cas d’espèce, les collectivités qui confient à Veolia, Suez et Saur le soin de percevoir pour leur compte la surtaxe fermière, la participation pour raccordement à l’égout, ou la pénalité pour non-raccordement, méconnaîtraient le fait, « dura lex, sed lex », que ces missions devraient formellement être autorisées par une loi, et que, de surcroît, elles devraient impérativement faire l’objet d’un appel d’offres, dont l’issue pourrait conduire à confier ces missions à d’autres prestataires de service…
Faute de quoi, ces missions aujourd’hui accomplies de manière routinière par les grandes entreprises privées du secteur pour le compte des collectivités locales, et qui leur procurent des bénéfices aussi considérables que parfaitement indus, pourraient bien se voir requalifier par le juge administratif (justement saisi de ces pratiques scandaleuses, suivez mon regard…), de perception de recettes publiques, et ipso facto de gestion de fait…
Car nombre de collectivités publiques (en fait quasiment toutes), avec l’appui de leurs prestataires, mais aussi par trop souvent de leurs délégataires, mettent donc en œuvre des montages contractuels (qu’ils soient ou non qualifiés de mandat), aboutissant bel et bien à ce qu’une personne privée recouvre des recettes susceptibles d’être qualifiées de recettes publiques…
Peu convaincus de la licéité de ces pratiques, s’appuyant à la fois sur l’état de la réglementation et de la jurisprudence actuelle, les auteurs de cette étude, qui devrait faire grand bruit dans le petit monde limpide de l’eau, démontrent que ces situations sont pour le moins… problématiques, de sorte qu’elles échappent clairement à l’indisponibilité légale présumée des compétences de recettes et de dépenses publiques, et exposent ainsi potentiellement les différents protagonistes au risque de constitution d’une véritable gestion de fait, voire d’une manipulation de fonds publics…
Nous ne doutons pas que maints acteurs du secteur ne vont pas manquer d’en tirer les conclusions qui s’imposent.
On comprend en effet à cette aune pourquoi et comment Veolia, Suez et Saur continuent à engranger des profits faramineux, lors même qu’un modèle économique assis sur la facturation au volume s’effondre littéralement sous nos yeux, puisque les volumes d’eau consommés par les usagers, et qui leur sont donc facturés, continuent à diminuer de 1,5 à 2% chaque année, ce qui est considérable.
Exemple voisin de libéralités coupables, l’actuelle « compétition » pour l’attribution du contrat de régie intéressée du Syndicat des eaux d’Ile-de-France (SEDIF), comme l’évoque dans son numéro 1452 en date du 16 avril 2010 La Lettre A, devrait mettre un terme à une « curieuse méthode de gestion des factures des usagers ».
« Jusqu’à présent, poursuit La Lettre A, le prestataire de services, Veolia environnement, encaissait les règlements des 4 millions d’abonnés, avant de reverser au SEDIF la part qui lui revenait. Mais entre-temps les sommes étaient placées sur des produits financiers, au bénéfice exclusif de l’ex-Générale des eaux.
« Cette pratique va donc cesser. A l’avenir les encaissements seront opérés dans le mois qui suivra le règlement des factures, tandis que le bénéfice des placements reviendra au SEDIF. La décision a été prise après l’un des « rounds » auxquels sont soumis, à tour de rôle, les concurrents en lice : Veolia Environnement, représenté lors de ces tables rondes par son directeur général, Antoine Frérot, et Suez Environnement par son alter ego Jean-Louis Chaussade. »
Le plus étonnant dans cette affaire est que ces pratiques étaient parfaitement connues de tous et ont été notamment dénoncées par la Chambre régionale des comptes d’Ile-de-France depuis une dizaine d’années. Comment les 144 délégués du SEDIF, représentant les 4 millions de Franciliens qui les ont élus aux élections municipales, ont-ils pu s’accommoder de pratiques aussi manifestement contraires à l’intérêt général ? Encore l’un de ces mystères qui confèrent une étonnante étrangeté au petit monde limpide de l’eau.
A suivre…
(1) Tel est ainsi le cas pour les contrats de partenariat, Ord. n° 2004-559, 17 juin 2004, art. 1er.
(2) CE, 6 nov. 2009, n° 297877, Sté Prest’action : JurisData n° 2009-013485 et CE, ass, 28 déc. 2009, n° 304802, Cne Béziers : JurisData n° 2009-017292.
(*) « Maniement de fonds publics, délégataires de services d’eau et gestion de fait. Entre pratiques publiques et infractions pénales. Etude », Gersende Bousquet et Yann Wels. La Semaine juridique, Administrations et collectivités territoriales. 19 avril 2010, hebdomadaire, N° 16, 2139, Contrats/Marchés publics.
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La Semaine juridique du 19 avril 2010